La fête des voisins
« Il n’est pas prêt de la relouer sa chambre, le Père Thiébaut ! » s’exclame derrière son bar à qui veut l’entendre, Norbert, le patron.
Et à l’attention des piliers de bistrot accoudés au zinc, il lâche, l’esprit vengeur :
« Je lui casserai la baraque au Père Thiébaut ! Ce vieux rond de cuir. Ça a passé toute sa vie assis derrière un bureau, grassement payé et ça veut encore arrondir ses fins de mois avec des locations !
– Qu’est-ce qui t’a donc fait Monsieur Thiébaut pour que tu sois aussi remonté ?
– J’aime pas les gens des impôts. C’est des fouille-merdes. Ils m’ont fichu un redressement fiscal ! Ça date de dix ans en arrière, mais je ne suis pas prêt de l’oublier. À cause de ça, ma Lili s’est barrée ! On devait aller aux Baléares et l’argent du voyage a servi à payer le fisc.
– Il était déjà en retraite, Monsieur Thiébaut !
– Il paiera pour ses collègues. »
Bonne aubaine pour Norbert : la dernière locataire du logement de Monsieur Thiébaut n’avait rien de reluisant. Sa petite personne, extérieurement, oui ! Mais le reste !
Ça lui arrivait de venir au bar. Les yeux de biche marqués par les années. Elle avait dû avoir du succès dans sa jeunesse. Elle se cachait à peine pour s’enfiler deux, trois pastis en deux temps, trois mouvements. En sortant, elle traversait la place, chancelante. On aurait dit qu’elle allait se vautrer à chaque pas, mais elle tenait bon. Une pocharde, rien de plus. Avec ses grands airs, elle se la jouait.
Elle était déjà tombée bien bas quand les services sociaux se sont intéressés à son cas. Ça puait tellement dans les communs de l’immeuble que les voisins s’étaient plaints.
Et Norbert d’embrayer sur les descriptions du logement de Madame André. Il en avait entendu des vertes et des pas mûres à son propos ! Il ne se gênait pas pour en rajouter. Indirectement, ça portait préjudice au Père Thiébaut et pour lui, c’était tout bénéf !
« Son logement, c’était une décharge ! Plus y’en avait, mieux elle se portait. Ils ont même retrouvé son magot sous les détritus qu’elle accumulait ! Y’en a qui ont dû se servir. Elle avait une bonne petite retraite, tout au moins suffisante pour une personne seule. Il paraît qu’il était impossible de mettre un pas devant l’autre dans l’appart. Il leur a fallu enjamber toute sorte de choses : cartons, magazines, boîtes de conserve, vêtements. Tout et n’importe quoi. Et même des restes d’aliments ! Dans la cuisine, la graisse dégoulinait de partout. Sans compter qu’elle avait un chat ! Quand les services sociaux ont débarqué, elle était totalement déshydratée, le chat avec. Ils l’ont mise en maison de retraite et le Père Thiébaut recherche un nouveau locataire. Il a fait refaire l’appartement, mais bon… »
Et depuis presque une année, les prétendants à la location défilent dans le bistrot, après leur visite. Et Norbert de s’en donner à cœur joie.
Le tout premier : un jeune homme. En apprentissage à l’usine d’à côté, il était en quête d’un hébergement pas très loin. Grand, fort brun, une barbe naissante, escorté par ses parents, d’allure respectable, issus de la classe moyenne. Il s’était montré intéressé par cette chambre à proximité de son travail. Et ses parents aussi. L’environnement leur avait semblé sympathique. Le loyer était accessible et passait dans leur budget. Ils étaient sortis souriants en fin de visite de la chambre de Monsieur Thiébaut, mais s’étaient réservé quelques jours de réflexion avant de s’engager. Il faisait très chaud ce jour-là et le besoin d’aller boire un verre les avait conduits jusqu’au bar de Norbert.
Là, Norbert n’avait pas manqué d’engager la conversation.
« Comme ça, vous cherchez un logement, jeune homme ?
– Oui, je viens d’être embauché à l’usine Marchand.
– C’est bien ça, les jeunes courageux ! C’est une bonne boîte. Et vous allez y faire quoi ?… »
S’intéressant à l’un puis à l’autre, il savait mettre ses interlocuteurs en confiance.
« Et vous, Monsieur, Madame, vous habitez loin ? Vous n’allez pas trop vous ennuyer après votre petit ? Si j’ai un conseil à vous donner, je chercherais autre chose, car si vous saviez dans quel état a été mis ce logement par la dernière locataire, vous iriez voir ailleurs ! Un fatras pas possible ! Une poubelle ! Même si des travaux ont été faits, il doit bien rester des puces qui traînent. Les petites bêtes, on s’en débarrasse jamais. Vous voyez votre gamin dans un logement insalubre ? Croyez-moi, il mérite mieux ! »
Déstabilisés, les parents montrèrent leur déception. Norbert ne les revit plus dans le quartier. Il avait gagné.
D’autres visites eurent lieu et ses arguments marchaient à chaque coup. Jusqu’au jour où il la vit arriver la petite donzelle. Avant Monsieur Thiébaut ! Elle devait être pressée d’emménager ! Ça devait parlementer dur, car ils n’en ressortaient pas, de l’immeuble ! Norbert risquait d’avoir fort à faire. Elle se pointa enfin au troquet.
Reprenant confiance, Norbert accueillit la nouvelle prétendante à la location. Interrogée subtilement, elle ne tarda pas à se présenter comme la future voisine. Bien rodé à l’exercice, Norbert déballa à nouveau le discours habituel :
« Vous savez au moins comment ce logement a été saccagé ces dernières années ? Une aussi charmante personne que vous ! Habiter à cet endroit ! Vous n’avez pas peur d’attraper la gale ? Bien sûr, y’a eu des travaux de rénovation, mais pas d’assainissement, je peux vous le certifier ! Je les ai vus travailler les gars ! Ils ont repeint sur la crasse. Un sale boulot : des matériaux bas de gamme, des ouvriers pas formés, un patron véreux. En plus, le ménage après travaux ! C’est une gamine qui s’y est collée, c’était ni fait, ni à faire !
Norbert mettait vraiment le paquet et la jeune fille l’écoutait sans mot dire jusqu’à ce qu’elle ouvrit la bouche :
— Le patron véreux est mon père et je suis la personne qui a effectué le ménage final de la chambre après travaux. Je vous remercie de m’avoir offert ce verre et vous dis à bientôt, pour la fête des voisins ».