Cruelle est la nuit

Cruelle est la nuit

10 février 2021 4 Par Nadine Rudigier Panella

Enfin les vacances ! Mes cours ne vont pas me manquer. Et quelle chance : Baptiste, mon frère, me donne l’occasion d’explorer les jardins de la propriété que le chanteur d’un groupe connu, et que j’admire, possède dans le village d’à côté. Malheureusement, ce serait un hasard inespéré de le rencontrer, car il n’y séjourne pratiquement jamais. Par bonheur, je l’ai vu en concert et j’en suis revenue toute chamboulée.

« Il ne vient ici que lorsqu’il est vraiment au fond du trou, pour se ressourcer. » M’a dit Baptiste. Malgré tout, savoir qu’il lui arrive parfois de fouler les allées de ce parc me rend dingue !

Pourtant, je n’ai pas intérêt à le croiser. Je ne suis pas censée me trouver là. Il n’a confiance qu’en mon frère, le gardien des lieux. Sauf que Baptiste m’a laissé les clés du domaine. Une première ! Il s’absente pour un rendez-vous amoureux et n’a pas osé demander la permission. À la merci de son patron, il n’enfreint jamais les règles. Il fait exception aujourd’hui. Tant mieux pour moi. Afin de m’occuper, il m’a dit que je pouvais arracher les fleurs fanées du jardin aux roses. Juste derrière est implanté un petit chalet où je loge cette nuit.

Interdiction formelle de pénétrer dans le manoir, ordre de Baptiste. Ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Chez ce chanteur, tout me plaît. Sur scène, les traits de son visage, comme ceux de ses musiciens qui forment avec lui un groupe de hard rock célèbre, sont cachés sous une pâte généreuse, blanche. On devine son regard perçant au centre du symbole tribal qui entoure ses yeux bleus. Sa musculature me fait rêver. Et sa voix ! Charmeuse malgré les accents agressifs des instruments de musique qui l’accompagnent.

Les dernières nouvelles de lui ne sont pas réjouissantes. Il n’est pas en très grande forme. Les gens du show-biz sont bien fragiles ! Ils ont tout pour être heureux et sont toujours déprimés. Son souci du moment : sa solitude ! J’ai lu ça sur les réseaux sociaux. Sur des photos, il exhibe un superbe tatouage.

Affairée à retirer les pétales brunis par les intempéries, je suis surprise par l’ouverture automatique de la grille du domaine. Mon frère reviendrait-il déjà ? Le ronflement spécifique du moteur d’un bolide me fait craindre le pire.

Juste le temps de me réfugier derrière un épais bosquet. Accroupie au pied des feuillages d’une haie, je discerne la silhouette de la star sortant de son véhicule. Sans se retourner, il se dirige droit vers l’escalier de pierre. Il monte une à une les marches et pénètre à l’intérieur de la maison, claquant la porte d’entrée. Mon cœur bat à tout rompre. Entre la crainte d’être découverte et le bonheur de l’apercevoir, je suis pétrifiée. Je n’en mène pas large. Je rassemble toute mon énergie pour rejoindre à pas feutrés ma bicoque, en espérant qu’il n’aura besoin de rien.

Je veux prévenir Baptiste de cet imprévu. Il ne me répond pas. Je lui laisse un message.

Assise sur le canapé, je réfléchis à l’image de cet homme qui me hante. Si j’avais le courage de lui parler ! Je suis comme aimantée, mais ne peux trahir mon frère. Cela ne doit pas être si grave qu’il se soit absenté puisque je suis présente pour veiller à la sécurité des lieux. Je tente de me convaincre.

Je ne connais pas du tout la maison. Mon envie est grande de partir à la recherche de cet artiste qui me fait vibrer et de prendre les devants. J’hésite, me perds dans mes contradictions. Peut-être dois-je l’avertir tout de même que je suis son interlocutrice en cas de besoin ?

Dans un élan incontrôlable, me voilà mettant à exécution mes plans alors que la nuit commence à tomber. Mes pas m’amènent vers la bâtisse dont le style art nouveau ne m’inspire guère et me donne des frissons. Gravissant à mon tour l’escalier extérieur qui mène, en serpentant, vers la porte d’entrée principale, j’ai l’impression que derrière les hautes fenêtres, des ombres me dévisagent. Cette façade est sinistre. Les courbes et les arabesques qui courent le long des murs me font penser à des labyrinthes dans lesquels seraient nichés des envahisseurs, prêts à bondir sur moi. Je me ressaisis et franchis le seuil.

À l’intérieur, un dégradé oscillant entre le noir profond et le blanc d’argent pour tout décor. Des veilleuses me permettent de voir l’essentiel. L’ébène règne en maître dans le mobilier épars. Je suis saisie par le parfum ambiant, mélange d’effluves citronnés et de musc. Cette odeur virile distillée dans l’entrée me fascine. Dans le sombre vestibule, un porte-manteau en fer forgé. Il est surmonté de lianes entrelacées qui s’élancent vers l’infini. À un crochet est suspendue une longue redingote de brocard, à double boutonnage et brandebourgs, du plus bel effet. Posé sur la tablette supérieure, un haut de forme en feutre. Le calme absolu. Vers où porter mes pas, je ne sais.

J’avance droit devant moi. Je rentre dans la cuisine. Tout est en ordre. Il n’a pas dû y mettre les pieds. S’il me découvre, que pensera-t-il ?

Malgré mon excitation à l’éventualité de me trouver face à lui, je suis inquiète. Des bruits d’eau qui s’écoule fendent le silence. Et des pas ! Je me précipite dans une pièce adjacente. La peur m’envahit. Vite, je file me cacher derrière un rideau noir doublé qui protège en partie l’immense porte-fenêtre donnant sur une terrasse. Au milieu de la pièce, un lit à baldaquin. Sa chambre, sans doute. Le silence est revenu. J’ignore où il se trouve. Je n’ose plus bouger.

De l’endroit où je suis, je distingue les vêtements de cuir qu’il a abandonnés à divers endroits ainsi qu’une chemise à jabot en satin. Tout brille à la lueur des quelques lampes discrètes. Sur une coiffeuse, les vestiges de son maquillage jonchent la surface laquée. Combien de temps vais-je attendre ? Et attendre quoi ? Qu’il se rende compte de ma présence ? À rester immobile, des fourmillements s’insinuent le long de mes membres engourdis. Je n’en peux plus. Je m’assois sur le parquet ciré et patiente. Si au moins j’ai la satisfaction de pouvoir le contempler un instant, je n’en demande pas davantage. Lorsqu’il dormira, je tenterai une sortie.

Adossée au coin de la fenêtre, je me suis assoupie. J’ai mal partout.

Il se fait tard quand il apparaît dans l’encablure de la porte. Exit le parfum dont les murs sont imprégnés. Son haleine avinée qui se répand dans l’air me gêne quelque peu. Cependant, je réussis à surmonter le vague dégoût qui s’est emparé de moi lorsqu’il se dévêt et s’étend sur son lit. Quel bonheur à cet instant qu’il soit là, gisant, son torse nu déployé sous mes yeux ! Il est allongé sur le ventre enserrant son oreiller.

Sans doute sous l’effet de l’alcool, il sombre rapidement dans un sommeil agité. Les mouvements de son corps exaltent les senteurs qui se dispersent dans la pièce. Tout cela m’ensorcelle. Le plus beau tableau de l’espèce humaine est étendu sous mes yeux. Ses cheveux noirs ondulés apportent une touche sensuelle à ce qu’il m’est donné d’admirer. À l’abri, je me sens prise dans un jeu de cache-cache bien agréable qui ne fait qu’amplifier mon désir de l’approcher. Dans son sommeil, je distingue sa barbe délicatement taillée frémir et ses lèvres charnues se resserrer.

Grâce au clair de lune, ce spectacle, je peux l’apprécier et je n’ai pas la force de m’éloigner. Me voilà résolue à patienter jusqu’à l’aube. Alors que les minutes passent, il semble dormir profondément. Malgré tout, je ne suis pas si rassurée que cela. Il me fascine. Je me concentre vers le tatouage qui recouvre son dos. L’ensemble est ravissant. Les couleurs vives, surtout le rouge flamboyant, contrastent avec l’environnement en noir et blanc de sa demeure.

Pendant un certain temps, je l’observe. Soudain, je prends conscience du fait qu’il ne produit aucun geste, n’émet aucun soupir depuis un long moment. L’inquiétude m’envahit. Sans bruit, je quitte ma cachette et avance vers lui. À mes risques et périls ! Des objets brillants amoncelés sur le tapis m’attirent. Des tubes de médicaments. Il s’agit d’anxiolytiques. Tout est vide.

Je me précipite vers lui, saisis ses épaules. Aucune réaction.

Les secours que j’avertis ne tardent pas à arriver. Il est transporté à l’hôpital. Au petit matin, je parviens à joindre Baptiste qui rentre sur le champ. Les proches du chanteur, son staff sont prévenus. Nous n’avons plus qu’à attendre des nouvelles.

Sans cet écart de conduite de Baptiste, sans ma curiosité et la petite voix qui m’a conduite à l’intérieur de la bâtisse, que se serait-il passé ?

Quelques jours plus tard, nous nous tenons prêts, Baptiste et moi, à acheter nos places pour le futur concert du groupe. Nous savons qu’il n’aura pas lieu de sitôt, mais l’idée de pouvoir à nouveau applaudir cet artiste et sa bande dont nous sommes fans, nous réjouit.