Dans le silence de la nuit étoilée

Dans le silence de la nuit étoilée

« J’en rêvais depuis si longtemps…, soupire Mathilde.

— Tu as vu sa tête quand on l’a prié de nous laisser là ? Il nous a pris pour des fous », s’amuse Harry. 

Au loin, dans la quiétude du moment, le vrombissement de moteurs de quads.

Ils étaient sur la route et tel était leur plus cher projet depuis bien des années. Quand Mathilde a annoncé à Harry qu’elle était prête, le tour était joué.

Ils sont partis en début d’après-midi. Une première voiture les a pris en charge. Le chauffeur n’était pas bavard ni curieux. Pourtant l’auto-stop, ce n’est pas si courant de nos jours. Leur accoutrement, étroits pantalons de pionniers, grands chapeaux de feutre et bottes à bouts pointus, n’a dissuadé personne. Elle avait voulu ça, désirant revivre un périple mémorable sur la route 66. Pour lui faire plaisir, il a dégoté tout le nécessaire.

Ils n’ont pas eu trop de difficultés à trouver un deuxième véhicule qui les a conduits jusqu’à la ville. Là, ils ont rempli leur unique sac à dos des quelques victuailles indispensables pour leur courte escapade et se sont équipés d’une lampe de poche. Mathilde a rassuré Harry : une bonne couverture suffira. Les nuits d’août restent douces.

Ils ont ensuite poursuivi leur parcours avec cet agriculteur. Continuer un bout de chemin dans un tracteur. Ils ne pouvaient rêver plus pittoresque. Mathilde a pris place dans l’habitacle — le confort d’une Cadillac ne l’aurait pas satisfaite davantage — tandis qu’Harry s’est contenté, avec un immense plaisir également, du marchepied. De là, il a fait plus ample connaissance avec le conducteur. Un gars du pays, amoureux de sa terre.

À une centaine de mètres de la route principale, Harry choisit un coin tranquille où s’installer avec Mathilde. En bas, dans la petite vallée, l’immobile serpent gris d’une rivière. Et une vue imprenable sur une vaste étendue boisée. À l’horizon, le soleil amorce sa descente vers l’infini.

Assis l’un et l’autre sur leur couche improvisée, contemplant le paysage s’offrant à eux, ils sont silencieux et béats d’admiration face aux ressources de la nature. Une discrète brise leur caresse le visage. Les cheveux défaits de Mathilde voltigent au gré du vent. Un sentiment de liberté l’envahit, elle qui, au quotidien, est loin de couler des jours heureux, dans sa résidence peuplée d’inconnus. Harry est aux petits soins pour elle. Il a entouré ses épaules de ses bras robustes. Elle se sent en sécurité.

Il est temps pour eux de dévorer leur pique-nique. La saveur des aliments préparés et emballés sous vide laisse à désirer, mais l’important est de se nourrir et de profiter de ces instants rares où ils sont ensemble, loin de l’activité humaine.

« Lait nature ou lait gonflé ?

—  Gonflé à quoi ? demande Harry.

— À la grenadine. Désolée de te décevoir.

— Ça me rappellera mon enfance ! »

Ils se désaltèrent en silence tandis que le bruit des quads semble se rapprocher. Harry jette un œil sur son téléphone portable.

« Pas malin, l’agriculteur ! Il n’y a pas de réseau dans sa campagne ! »

La chaleur accablante exhale encore davantage les parfums émanant des résineux. Leurs aiguilles forment un tapis qui amortit la rudesse du sol. Leur regard scrutant les points les plus extrêmes du panorama, ils constatent le déclin inexorable de l’astre lumineux. En contrebas, en plein ciel, la pleine lune les éclaire. Une étoile filante traverse la voûte céleste. Silencieusement, Harry émet un vœu. Mathilde reste impassible.

Nichés dans ce décor qui s’assombrit doucement, ils voudraient retenir le temps. Mathilde est alors consciente du cadeau qu’Harry lui accorde en partageant ce moment avec elle. Consacrer ces heures à Mathilde est pour Harry un pur bonheur. Il lui doit bien cela.

La fatigue commence à gagner Mathilde qui depuis des lustres n’a pas vécu une telle agitation. La journée n’a pas été de tout repos. À peine allongée, le sommeil la submerge. Des rêves d’aventure le peupleront. Harry dépose sur les bras nus un léger lainage qu’il a prévu pour l’occasion.

Excité par cette virée improbable qui a le mérite de rompre le train-train de son existence, il ne se sent pas prêt à trouver le sommeil. Il se lève et entreprend la descente du talus, lampe de poche en main. Le craquement des brindilles, branchages, feuilles séchées par les canicules successives se fait entendre, malgré les précautions prises pour ne pas réveiller Mathilde qui dort comme un bébé. À nouveau, l’écho des quads se met en branle. Plus il avance, plus le tintamarre résonne dans ses oreilles. Ils ne doivent pas être très loin. Harry décide de s’immobiliser et d’éteindre sa lampe. Il ne sait pas à qui il a à faire. Il doit passer inaperçu. Les moteurs s’éloignent, mais il lui semble percevoir des voix. Une voix de femme. Mathilde ? Il remonte la pente à la lueur de la lune. Son cœur bat la chamade. Ses pieds raccrochent des souches, pièges perfides dont il se passerait bien. Le trajet lui paraît plus long qu’à la descente. N’est-il pas en train de se perdre ? Sa peur redouble. Et si Mathilde courait un danger quelconque… Et si Mathilde se sentait perdue dans ce décor inhabituel… Et si Mathilde… Toutes les hypothèses lui traversent l’esprit.

Essoufflé, le voilà enfin arrivé à leur campement où Mathilde dort du sommeil du juste, diffusant de petits ronflements de satisfaction. Les moteurs ne produisent plus qu’un sifflement lointain. Harry est rassuré. Il s’installe et, à son tour, ne tarde pas à sombrer dans un état de léthargie réparateur.

À l’aube, les oiseaux entonnent un concert animé. C’est au tour de Mathilde d’observer Harry reposant paisiblement en chien de fusil.

Lorsqu’il se réveille, il est accueilli par le sourire reconnaissant de Mathilde. Il s’exclame :

« Joyeux anniversaire !

—  Ah ? C’est mon anniversaire ? Dans ce cas, c’est le plus beau cadeau de toute ma vie, cette virée à l’autre bout du monde !

— Tu verras, l’année prochaine, pour tes 86 ans, Mamie, on fera un saut en parachute ! 

— Merci, mon grand. J’ai de la chance d’avoir un petit-fils comme toi ! »