Fugue en noir et blanc

Fugue en noir et blanc

27 janvier 2020 4 Par Nadine Rudigier Panella

Quelle belle journée de printemps ! Les rayons du soleil envahissent le salon. Régine savoure cet instant de douceur. Hélas demain, c’est lundi. Et demain, retour au bureau ! Plus que quelques semaines à tenir et après… enfin ! La liberté ! Elle s’imagine sur l’immense terrasse de la maison achetée avec son mari au Portugal. Ils ont choisi d’aller couler des jours heureux là-bas quand l’heure de la retraite sonnera. Un bémol à son futur bonheur : sa mère âgée qui n’en fait qu’à sa tête. Il faudrait qu’elle se décide à lui rendre à nouveau visite. Bien des kilomètres à parcourir. Mais elle doit s’y rendre et tenter de lui faire entendre raison. Ce n’est pas gagné.

En fin de semaine, Régine approche de ce quartier populaire de la ville de province où ses parents ont vécu ensemble. Inès n’a jamais voulu quitter ce lieu. Son unique concession : avoir troqué sa grande maison contre un modeste logement en rez-de-jardin. L’immeuble est cerné par des bâtiments où résident des familles à bas revenus. Régine ignore pourquoi sa mère apprécie cet environnement. Elle, si raffinée, issue d’un milieu bourgeois, c’est à n’y rien comprendre. Quand elle vient la voir, Régine réserve une chambre dans un hôtel du centre-ville. Pas question de dormir une nuit dans ce quartier cosmopolite.

Onze heures retentissent à l’église lorsqu’elle parvient au bas de l’immeuble. Étrange, les volets sont fermés. Régine frappe. Rien. De nouveaux coups portés plus forts et des appels. Toujours rien. Elles se sont pourtant mises d’accord sur son heure d’arrivée. Tremblante, elle sort de son sac à main un double des clés. Absence de réaction anormale. Que va-t-elle découvrir derrière la porte ? Elle franchit le seuil. Son cœur bat à tout rompre. L’obscurité la saisit ainsi que la fraîcheur du lieu. Elle va de pièce en pièce, ouvre un à un les volets de l’appartement déserté. Aucune âme qui vive. Elle pense à une farce, spécialité de sa mère. Un demi-tour sur elle-même, Régine se rend à l’évidence. Personne. Un espace nu attire son attention. Son piano ? Où a-t-il bien pu passer ? Avec ses difficultés à se mouvoir, comment sa mère a-t-elle pu se volatiliser ? Les effluves de son parfum favori planent dans le séjour. Les questions se bousculent dans la tête de Régine.

Elle se remémore leur dernière conversation. Régine avait pourtant déployé des arguments convaincants. Sa mère devait rejoindre une maison de retraite. Rester à son âge seule chez elle alors que sa fille demeurerait loin n’était pas raisonnable. Elle ne voulait rien entendre. Son obstination contrariait Régine. Sa sécurité en pâtirait. Vivre en institution s’avérait l’unique solution.

Régine attend, espérant un retour rapide. Une heure après, toujours personne. Régine remarque sur le bahut une corbeille dans laquelle est déposé le courrier. Elle passe en revue le contenu des enveloppes ouvertes. La dernière lettre reçue date de la veille. La disparition de sa mère est donc récente. À la lecture d’un relevé de banque, elle constate des retraits réguliers. A priori, rien d’anormal. Régine ne s’estime pas en droit de juger la façon dont sa mère utilise son argent. Après tout, il lui appartient. Elle peut en disposer à loisir. Toutefois, payer en liquide ne permet pas de détecter le moindre indice d’éventuelles dérives. Les personnes âgées, des proies si faciles. Une lettre de l’organisme chargé du portage des repas aux séniors dépasse de la pile. Elle réalise à sa lecture qu’à la demande de sa mère, les livraisons sont interrompues. Ce contenu confirme ses craintes.

Le téléphone sonne. Sans hésiter, Régine saisit le combiné. Cet appel lui apportera, elle n’en doute pas, des réponses.

— Tu es déjà rentrée, Inès ?
— Ce n’est pas Inès, c’est sa fille.
— Ah, Régine ! C’est Pauline. Je suis avec Marie-Louise. Nous avons vu les volets ouverts chez ta mère. Nous pensions qu’elle était rentrée. Comment se porte-t-elle ?
— Rentrée d’où ? Je ne comprends pas. J’arrive, elle est absente. Où devait-elle aller ?
— T’es pas au courant ? À l’hôpital, bien sûr.
— Elle ne m’a rien dit. Pour y faire quoi ?
— Tu sais les termes médicaux… À vrai dire, je n’en ai aucune idée. Et puis, comme on ne peut plus se déplacer, on ne communique que par téléphone et on se comprend à moitié. En plus, avec ses fréquentations !
— Elle est hospitalisée en ville ?
— Oui. Bizarre qu’elle ne t’ait rien dit.
— Je raccroche. Je vais me renseigner.

Le coup de fil à la seule clinique à proximité ne donne rien. Aucune entrée au nom d’Inès Beaufort. Régine soupire. Elle se sent vidée. Elle s’affale sur le canapé.

Elle se reprend et décide de se rendre chez Pauline. Elle trouve là les deux vieilles femmes méconnaissables, affaiblies par leur grand âge. La solitude semble les avoir défigurées.

— Si on avait les moyens, on irait, nous, en maison de retraite. Mais la charge pour nos enfants serait trop lourde. On préfère attendre la fin ici. Les journées n’en finissent pas, tu sais.
— Vous évoquiez les fréquentations de ma mère…
— C’est une originale. Elle fait confiance à des gens qui, nous, personnellement, ne nous inspirent pas. Elle doit se faire soutirer de l’argent, c’est sûr. Pour qu’ils s’intéressent à elle, ça ne peut être que ça.

Courir au commissariat de police est impératif. Elle ne peut pas rester à attendre alors qu’un malheur est sous-jacent. Le policier lui pose quelques questions.

— Êtes-vous certaine qu’elle ne s’est pas absentée pour la journée seulement ?
— Notre heure de rendez-vous était convenue. Elle aurait dû se trouver chez elle. Je suis arrivée en fin de matinée. J’ai patienté depuis, et rien.

Elle l’informe de ses découvertes : les courriers, l’appel téléphonique de ses proches connaissances, sa visite chez elles, l’espace vide à la place du piano.

À la demande du policier, Régine décrit la fugitive : une vieille dame pimpante, aimant la vie. Joviale, autonome malgré les problèmes physiques liés à son âge, elle sait gérer son quotidien. Régine avoue lui avoir suggéré d’aller en maison de retraite.

Nous y voilà. Le motif probablement à l’origine de cette disparition. Vu le caractère d’Inès, ils tombent d’accord pour la version de la fugue. Les policiers ont la certitude qu’Inès réapparaîtra rapidement dès que sa fille sera partie. Une enquête de voisinage sera diligentée et ils surveilleront discrètement les alentours. Régine est encouragée à regagner son domicile dans l’intérêt de la procédure. Elle sera tenue au courant de l’évolution des recherches. Elle n’aura qu’à revenir le week-end suivant. Sans doute que tout sera rentré dans l’ordre.

La semaine se déroule sans contact du commissariat. Régine ronge son frein et appelle en vain.

À son arrivée chez sa mère en fin de semaine, la première impression dès l’entrée : l’appartement a été visité. Des vestes d’hiver qu’elle n’avait pas remarquées auparavant sont accrochées à une patère. Comme si la vieille femme avait eu besoin de changer ses chauds vêtements pour des tenues légères. Régine décide de passer la nuit exceptionnellement là, pas dans la chambre, mais sur le canapé du salon. La température reste encore haute. Elle laisse une baie ouverte afin qu’un peu d’air pénètre. Elle ne parvient pas à s’endormir.

Tout à coup, en pleine nuit, s’élève une fugue de Bach interprétée au piano, ponctuée de percussions. Est-ce dans son sommeil ? Elle se lève, s’approche de la fenêtre. Le son de la musique jouée s’amplifie. Non, elle n’a pas rêvé. Cet air provient de l’immeuble d’en face. Au rez-de-chaussée logent des immigrés d’Afrique subsaharienne, elle les a remarqués en arrivant. Régine n’en croit pas ses oreilles. Elle fonce vers l’appartement d’où jaillit la musique. Elle frappe à la porte. Un jeune homme de couleur ouvre. Trois paires d’yeux sombres, tout sourire, dents éclatantes, lui font face.

— Votre mère ne craint rien. Chez nous, on ne met pas les vieux dans des mouroirs. Les vieux ont le droit de choisir l’endroit où ils souhaitent vivre. Votre mère tient à rester chez elle. Vous pouvez nous faire confiance. Elle adore notre cuisine pleine de saveurs, elle adore les récits de nos griots, elle adore notre bonne humeur et jouer du piano en nous accompagnant. Nous pouvons nous occuper d’elle. Nous nous sommes adoptés mutuellement. On revient moins cher que la maison de retraite et le service est mille fois mieux. Vous voulez partager notre thé ?

Régine regarde sa mère dont le visage resplendit de bonheur.