Il n’y a pas de hasard

15 novembre 2018 1 Par Nadine Rudigier Panella

Il n’y a pas de hasard

Sa journée de travail terminée, Paule rentre chez elle éreintée. Elle a hâte de se retrouver rapidement au calme. Elle subit depuis de longues semaines le rythme de cadences harassantes et se sent épuisée. L’orage annoncé renforce encore ce soir son agacement. Elle est stressée et pressée d’atteindre son but.
Elle parvient devant sa résidence, alors que la pluie commence à s’intensifier. Accédant à l’entrée, elle constate que l’ascenseur est arrêté au rez-de-chaussée de l’immeuble. En le voyant, elle ne peut s’empêcher d’éprouver un énorme soulagement. Habituellement, elle monte quatre à quatre les escaliers qui la mènent chez elle, mais aujourd’hui, elle n’en a pas le courage et c’est une aubaine pour elle qu’il soit là, à l’attendre. Elle s’apprête à appuyer sur la touche correspondant à son étage quand surgit au seuil de l’appareil un autre occupant de l’immeuble. Son éducation lui intime l’ordre d’accorder l’accès à l’habitacle à ce nouvel arrivant. C’est à contrecoeur qu’elle s’exécute. Il aborde l’entrée avec un large sourire qu’elle ne veut pas voir.
La cabine amorce son ascension quand, soudainement, tout s’arrête. L’éclairage principal s’éteint. Seul le bloc de secours permet de se distinguer dans une lumière blafarde. Par réflexe, la jeune femme est sur le point d’actionner le système d’alarme. Elle se retient : cet incident est dû à une coupure électrique causée par les intempéries. La machine est par conséquent immobilisée et ne pourra être dépannée. Il faut simplement s’armer de patience. Ce n’est pas sa qualité première en ce moment.
Elle regarde à la dérobée cet homme d’origine africaine. La petite quarantaine. Sur ses épaules se tient un énorme sac, comme s’il trimbalait sa maison sur son dos. Elle remarque la façon dont il est chaussé : des sandales ! Être équipé de cette façon à Paris en période automnale ! C’est tout ce qu’il y a de plus incongru, se dit-elle. Elle ne supporte vraiment plus rien. Dans sa tête, défilent un à un les clichés qui se répandent sur les réseaux sociaux, à propos des étrangers. Même si, en ce qui la concerne, elle ne les assimile pas tous à des gueux, elle se reconnaît un sentiment de supériorité à leur égard. Elle va devoir endurer la compagnie de cet individu. Elle espère que cette panne sera résolue au plus vite. Il squatte depuis plusieurs jours le logement situé au-dessus du sien. De toute façon, cette personne ou une autre, peu importe. Lorsqu’elle peut s’abstenir de partager cet espace réduit, elle s’en trouve vraiment satisfaite.
Quelle idée d’avoir voulu employer ce moyen de transport, alors que systématiquement, elle prend l’escalier ! Tout cela dans le but de gagner quelques minutes ! Navrant ! Et pourquoi cette décision, instinctivement, plutôt que faire comme d’habitude ? Espérer raccourcir son trajet pour un bénéfice temps aussi bref lui paraît tout à coup inutile, car aller doucement n’empêche pas d’arriver ! Trop tard ! Elle se lamente encore et encore face à son choix. C’est cela, utiliser un chemin de traverse pensant écourter la durée pour accéder à son logis et finalement être retardée plus qu’il ne faut. Elle souhaite que cet épisode soit abrégé au maximum. Son compagnon de voyage, stoïque, ne se départit pas de son sourire, mais demeure silencieux. Vu la réaction de Paule à son arrivée, il a décelé qu’il était préférable de rester à sa place. Il est confronté constamment à ce type de comportement depuis son atterrissage à Paris et, découragé, il ne cherche plus à aller vers les autres. Il a délaissé provisoirement et en raison des circonstances cette spontanéité habituellement de mise chez lui. Les minutes s’écoulent lentement. Le courant ne se rétablit pas.
Paule ressasse intérieurement des pensées tournant en boucle dans sa tête. Sa situation professionnelle est bien à l’origine de son moral en berne. Son goût de vivre s’en est allé de concert avec son sourire, qui, il n’y a pas si longtemps encore, faisait des ravages. Elle se demande comment rompre le cercle infernal dans lequel elle tente de se débattre.  Un signe du destin serait tellement bienvenu ! Oui, elle regrette d’avoir accepté les responsabilités qu’on a voulu lui confier ! Depuis maintenant une année, elle ne sort plus la tête de l’eau. Les affaires à traiter se complexifient chaque jour davantage et la submergent. Elle a l’impression que leur volume a doublé depuis ces dernières semaines. Elle a du mal à faire face. Elle ne dort plus. Elle ne voit plus ses amies. Elle s’enferme petit à petit sur elle-même. Elle qui avait une vie personnelle bien remplie a fait le vide. À force de refuser les invitations, personne ne la contacte plus. Pourtant, elle savait si bien auparavant, par sa gaieté, s’entourer d’un cercle de connaissances agréable. Dans les soirées, le boute-en-train de service, c’était souvent elle. Elle recevait régulièrement à son domicile et avait toujours le bon plan pour animer ses fêtes improvisées. Ses escapades culturelles d’antan lui laissent un goût amer. Elle n’en a même plus envie. Elle ne se souvient plus de son dernier éclat de rire. Ses pensées négatives s’amoncellent tandis que le silence, au sein de l’habitacle, devient assourdissant.
N’en pouvant plus -le naturel revenant au galop- s’impose à ce comparse de passage le fait de mettre fin à cette situation plutôt dérangeante. Il installe son sac sur le sol. Il se positionne face à la jolie brunette surprise de son attitude et décline cérémonieusement son identité. Il se penche légèrement devant elle, la main droite posée sur son torse, et prononce son prénom : « Mamadou ».
Décontenancée, la belle solitaire fait cependant de même : « Paule ».
Le garçon se dit que le contact avec cette personne est susceptible de s’établir. Il peut continuer sa présentation.
– Ravi de cette rencontre ! Si vous permettez, utilisons cet aléa pour faire plus ample connaissance.
Malgré la moue très expressive de Paule, Mamadou décide de poursuivre.
– Je suis originaire de Côte d’Ivoire et de passage en France. Le but de ce voyage était pour moi de participer à un colloque avec des ingénieurs agronomes de chez vous. Ils aident mes confrères et moi-même à rechercher des solutions en vue de combattre les conséquences négatives du changement climatique sur nos récoltes de fèves de cacao. En effet, je dirige une exploitation et depuis quelques années, la sécheresse sévit et génère une diminution catastrophique de nos rendements. L’incidence économique est pour nous particulièrement dramatique. Je rentre demain chez moi, heureux des contacts établis.
Paule l’écoute silencieusement sans vouloir alimenter la conversation. Elle remarque sa façon d’exposer son sujet dans un français excellent même si son accent et sa tendance à rouler certaines consonnes obligent la demoiselle à tendre l’oreille et à se concentrer sur l’élocution. Il apporte cependant un soin particulier à s’exprimer dans la langue française.
Tout à coup, le flux de paroles stoppe net et reprenant sa respiration, Mamadou s’exclame :
– Mais d’où peut émaner votre si profonde tristesse ? Je vous observe depuis mon arrivée dans l’immeuble : aucun sourire ne vient jamais égayer votre beau visage !
Paule n’a pas l’intention de se livrer. Elle esquisse une mimique pensant décourager son interlocuteur. Cette attitude forcée se transforme sur ses lèvres en un rictus peu avenant.
L’inconnu reprend de plus belle.
– Et si nous cessions de nous regarder en chiens de faïence ?
Alors, il empoigne son sac en toile. Il en extrait un magnifique instrument de musique à cordes et se met à jouer un air tour à tour rythmé ou mélodieux. Séduite par le son s’en dégageant, Paule baisse les paupières afin de mieux apprécier la superbe complainte. Mamadou en profite pour prolonger cet instant de grâce. C’est comme si cette Parisienne pure souche était ensorcelée par ce morceau si joliment interprété. Elle rouvre les yeux. Le garçon distingue dans son regard une légère lueur l’encourageant à persévérer. L’atmosphère s’étant quelque peu détendue, il met fin à sa prestation. Il enchaîne sur une explication. Il entend faire découvrir à la jeune femme la richesse de sa culture, car il a perçu en elle une certaine animosité alliée à un mal-être impressionnant. Il se met au défi de lui redonner le sourire. Il compte sur ses qualités artistiques et sa connaissance des arts de son pays pour parvenir à l’embarquer dans un amour de la vie retrouvé.
– Il s’agit d’une kora, typique de l’Ouest africain. Jusqu’à un passé très récent, il n’existait pas de partition adaptée, car cette musique relève de la tradition orale, coutumière sur l’ensemble du continent africain. C’est pourquoi il m’était impossible de rester silencieux face à vous depuis l’arrêt brutal de cet ascenseur !
Puis, il déclame :

« Je remercie Dieu d’avoir créé la femme à mes côtés.
Je suis dans le bonheur quand une femme sourit
Et je suis dans le malheur quand une femme pleure
Oh Femme ! Tu as une beauté « européenne » admirable »
(Urbain Fatewa Mara) .

Paule rompt enfin le silence qu’elle s’était imposé en murmurant un « merci » plein de reconnaissance. Mamadou doit aller encore plus loin s’il veut arriver à lui redonner durablement le sourire. Il prie : cette panne doit se prolonger davantage. Il renchérit en expliquant à Paule le rôle joué par l’arbre à palabres en Afrique, naturellement source de lien social. Chez lui, inutile de créer artificiellement des endroits pour que ce concept existe. Quant au grin, c’est un lieu de rencontres, de distraction, d’échanges où l’on se réunit quotidiennement autour du thé.
– On trouve la littérature orale dans la fable, le conte, de nombreux poèmes, des chansons, des récits louangeurs et j’en passe… Mais cet usage est complété par des formes écrites. Avez-vous déjà observé un texte rédigé en arabe ?
Il extirpe d’une poche de son boubou un livret et le tend à Paule. Elle ne peut s’empêcher de s’exclamer :
– Quelle délicatesse ! Quelle finesse ! Quelle élégance !
La beauté lui aura redonné la parole !
– Quel est cet ouvrage ? Que représentent ces dessins ? S’agit-il d’enluminures ?
Devant ce flot de questions, son compagnon de captivité ne peut que se réjouir.
– C’est un Coran. Les calligraphes créateurs de cette édition ont su produire des images figuratives remarquables. De même, vous constaterez les signes arabes. Ils se prêtent tout à fait à une multitude d’embellissements.
– Pouvez-vous me lire un paragraphe ?
– On ne parle pas de paragraphes, mais de versets. Ce texte sacré est divisé en sourates au nombre de 114.
– Désolée, ma culture arabe est extrêmement limitée !
Mamadou s’engage dans la lecture dans sa langue d’origine :
« Ne t’afflige pas. Ton Seigneur a placé à tes pieds une source. Secoue vers toi le tronc du palmier : il fera tomber sur toi des dattes fraîches et mûres. Mange donc et bois et que ton oeil se réjouisse… » (Coran, 19 : 23-26)
Et ne manquant pas d’humour, il se baisse une fois encore vers son sac et en dégage une poignée de dattes ainsi que deux bouteilles d’eau et demande :
– Vous n’auriez pas faim ? Et, prenant un air plus solennel, il entreprend la traduction.
Paule se sent séduite par les ressources de cet étranger. Décidément, il lui aura développé bien des facettes de son savoir ! Et toujours avec le sourire !
Elle ne peut retenir un éclat de rire.
Mamadou choisit cet instant pour lui énoncer une proverbe dont il a le secret : « Le rire est une poussière de joie qui fait éternuer le cœur ».
Paule est conquise.
Tous deux s’installent pour déguster ce repas frugal suffisant pour soulager leur petite faim. Ils s’assoient à même le sol.
Mamadou extirpe de son vêtement quelques cartes postales de sa patrie, aux couleurs jaunies, d’une qualité moyenne. S’égrènent des noms exotiques, tels que Bondoukou, Yamoussoukro ou encore Marcoury. Il lui décrit l’architecture des mosquées figurant sur ces photos. Pour lui, la plus belle est celle de Kong bâtie à partir de la technique de briques de terre crues et effectivement, cette bâtisse est typique et sa rusticité lui donne une splendeur énigmatique. Ensuite, il y a les mosquées d’Abidjan plus classiques, des dômes aux bleus intenses, des minarets s’élevant vers les nuages, des mosaïques de verre à fond d’or. Il commente ces vues avec admiration. Il se sent honoré de présenter un tel palmarès de grandeurs ancestrales.
Assis à ses côtés, Paule remarque à l’échancrure du vêtement de son compagnon un pendentif sur lequel se balance un petit sujet sans doute en bronze. Mamadou notant une interrogation au fond de ce regard bien féminin se lance dans l’explication attendue.
– Il s’agit d’une amulette, objet fétiche destiné à me porter chance. D’ailleurs, ce soir, n’est-elle pas à l’origine de notre rencontre ? Mais je parle beaucoup trop de moi. Peut-être pouvez-vous à présent répondre à ma question ou dois-je deviner ce qui vous préoccupe ? Sans doute… Je pense que vous êtes une jeune femme qui ne prend pas le temps de vivre. Vous vous consacrez totalement à votre travail. Vous avez perdu le sens et cela vous rend très malheureuse. Vous vous êtes trahie. C’est ce qui est à l’origine de votre tristesse.
Paule confirme. Son compagnon a vraiment ciblé les motifs de sa souffrance. Elle se sent soudain en confiance et se livre à des confidences. Elle s’étonne de son attitude. Elle s’épanche si rarement et en tout cas, jamais auprès d’inconnus. Elle constate un apaisement après avoir libéré sa parole surtout face à un individu plein de compassion. Il l’a écoutée avec attention.
Elle lui sait gré de sa bienveillance. Paule n’ira pas plus loin dans sa confession.
Tout à-coup, elle discerne des vibrations et la lumière tamisée produite par le bloc de secours s’efface au profit du système d’éclairage général. L’électricité est rétablie et l’ascenseur se remet en mouvement.
Elle se rend compte alors que la parenthèse de vie que Mamadou lui a offerte va prendre fin. Elle ne peut consentir à ce qu’il parte de manière aussi brutale. Dans un élan non maîtrisé, elle se surprend à l’inviter à prendre un verre chez elle.
Mamadou accepte naturellement.
Ils franchissent ensemble le seuil de l’appartement de Paule. Son chevalier servant prend place sur le canapé du salon. Portant un plateau chargé de quelques victuailles et boissons, la propriétaire des lieux remplit sa mission de maîtresse de maison avec distinction. Face à face, ils poursuivent leur discussion tout en partageant le rafraîchissement présenté. Puis, Mamadou se saisit une fois encore de sa kora et convainc Paule d’entonner avec lui un air cadencé. Il lui souffle des paroles improvisées et enchanteresses. Ils psalmodient en choeur. La soirée se prolonge dans la joie.
Malheureusement, le poète va devoir rassembler son paquetage. La journée du lendemain s’annonce laborieuse pour lui. Tard dans la nuit, ils se quittent. Chacun doit reprendre sa route.
L’au revoir est chaleureux, même s’il a le goût d’un adieu. Elle regarde son vendeur de rêve grimper les marches pour disparaître sans doute à tout jamais.
Se retrouvant seule, Paule éclate littéralement en sanglots. Elle craque. Non ! Ce qui fait sa vie actuellement n’est plus tenable. Cet intermède avec Mamadou avait suffi à lui redonner momentanément le sourire. Elle s’était, durant ces instants, sentie transportée au firmament d’un univers magique. Elle craint à présent de replonger dans le désarroi l’habitant depuis de longues semaines. Cette prise de conscience la bouleverse. Accablée, elle sent des larmes d’amertume perler au bord de ses paupières et son visage se creuse. Tétanisée, elle suffoque et son teint blêmit. Puis tout à coup, elle a envie de crier sa peine. Ce départ est vraiment trop injuste. Elle qui, après des mois de vague à l’âme, avait réussi par ses échanges avec ce marchand de bonheur à faire une place à ses émotions positives, se demande comment elle parviendra à l’avenir à retrouver l’état d’esprit plus serein qu’elle a pu entrevoir au contact de ce rayon de soleil.
Elle se ressaisit et après un court passage dans la salle de bain, elle se couche. Le sommeil n’est pas au rendez-vous. Au petit matin, elle entend le bruit de pas dans les couloirs. Le compagnon de cet instant béni dont elle aura bénéficié dévale les escaliers. Elle se dirige vers la fenêtre et le regarde pour une dernière fois monter dans le taxi le transportant vers l’aéroport. Elle se prépare comme à l’accoutumée afin de se rendre à son travail. Elle se sent encore plus dépitée que les précédents matins. Elle doute de regagner l’énergie insufflée par Mamadou et générée par son amour de la vie. Seul un miracle pourrait l’aider à rebondir.
Elle est prête. Elle saisit la poignée de sa porte d’entrée. Et là, surprise ! À même le sol, une caissette. Elle s’en empare et détache le mousqueton servant de fermoir. Le coffret contient un masque africain qui la regarde d’un air amusé. Dessus, un billet de Mamadou. Paule le déchiffre. « Chaque jour, tu devras être la raison de l’allégresse de quelqu’un. Ce masque qui incarne le sourire te donne dorénavant ce pouvoir… »
Ce geste de Mamadou confirme l’ardeur déployée pour aider Laure à oublier sa langueur persistante. Ce cadeau et ce qu’ils ont vécu ensemble ne peuvent être qu’un commencement. Elle en est dorénavant persuadée. Belle rencontre amicale qui l’aura éclairée sur la tristesse l’étreignant depuis tous ces mois. Elle lui aura permis de comprendre qu’il lui était possible de s’en dissocier. Encore faudra-t-il qu’elle accepte de s’ouvrir au monde qui l’entoure.
Au dos du message, elle lit : « Je reviens dans quelques mois en France. Promets-moi d’oeuvrer à ta métamorphose. Abandonne ta chrysalide, sublime papillon ! Je viendrai avec bonheur constater ton évolution. »
Mamadou lui a fixé un objectif.
Sans tarder, elle décide d’adopter un rythme de travail plus humain. Dès ce matin, à la pause, elle abandonnera pour un instant ses dossiers et rejoindra son équipe. Elle acceptera le regard sans équivoque posé sur elle par le collègue recruté depuis peu à qui elle reconnaît beaucoup de charme et se laissera apprivoiser.