L’aire d’effroi (réécriture de Fuir les assauts du routier ivre)

L’aire d’effroi (réécriture de Fuir les assauts du routier ivre)

Les vacances sont finies. Adieu la mer, la plage, le farniente et retour à la vie normale, banale. Je quitte l’autoroute et m’engage sur la départementale pour rejoindre mon chez-moi. Reste une trentaine de kilomètres à parcourir alors que le soleil plonge doucement vers l’horizon. Pas âme qui vive dans ce décor déserté.

Alors que mon esprit vagabonde et que je roule à une vitesse raisonnable, mon volant tout à coup s’échappe de mes mains. De justesse, je retrouve ma direction. Une crevaison sans doute ! Par chance, un semblant d’aire de stationnement surgit sur ma droite. Je l’atteins cahin-caha, prenant toutes les précautions d’usage.

Le verdict est clair : pneu arrière gauche à plat. Maintes fois, l’occasion de m’entraîner à changer une roue m’a été donnée. Hélas, je ne suis jamais passée à l’action. Appeler du secours sans attendre. Les garages, un dimanche, c’est compromis. Les copains les plus proches demeurent l’unique recours.

Sur l’écran de mon portable, je ne distingue rien. Pas de réseau. La poisse ! Sur ma bonne vieille carte routière, un village à proximité apparaît. Je n’ai plus qu’à adopter la tenue qui s’impose : ouste les escarpins, place aux baskets.

Soudain, un vacarme d’enfer et des vibrations m’arrêtent dans ma lancée. Un énorme semi-remorque vient de piler derrière ma voiture, me collant exagérément. Jetant un œil dans mon rétroviseur, je reconnais le chauffeur. Il se trouvait au bar de l’aire d’autoroute où j’ai fait une halte dans l’après-midi. La cinquantaine, ventru, les cheveux très bruns, le visage couperosé. La façon dont il m’a scrutée là-bas, je n’ai pas aimé. J’en ai froid dans le dos. Ma sortie vers le village repéré sera pour plus tard, lorsque cet intrus se sera décidé à reprendre la route.

Je m’efforce de patienter, écoutant la radio et jetant régulièrement de discrets coups d’oeil dans mon rétroviseur. Mais au bout d’un quart d’heure, il est toujours là. L’impatience me gagne.

Enfin, ça bouge du côté de la cabine. Mais pas comme je le souhaiterais ! Le voilà qui en descend, une bouteille d’alcool fort à la main. Cela ne présage rien de bon.

« Alors, on a un pneu crevé ? Je peux vous aider ? m’entreprend-il, mielleux.

— J’attends un garagiste.

Son ton change.

— Tu m’prends pour qui ? Arrête tes salades ! Un garagiste à c’t’heure-ci ? Tu comptes lui faire quoi en échange ? Je veux bien te servir de garagiste, si le cœur t’en dit.

Je suis terrifiée. Mes mains tremblent. Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Je n’ai plus de voix et ne sais où poser mon regard.

— Descends ou j’te la massacre, ta tire ! »

Mon corps entier est pétrifié. Il prend appui sur la carrosserie et ébranle ma voiture de tout son poids. Sa bouteille à la bouche, il boit à plein goulot. Totalement ivre, il exhibe un sourire machiavélique. Quel calvaire ! Tout mon être transpire de peur. Alors qu’il perd l’équilibre, il se raccroche au pare-chocs, puis va s’asseoir au pied d’un arbre à une dizaine de mètres. Un peu de répit. Vu ce qu’il a ingurgité, une sieste ne lui ferait que du bien.

De mon côté, je ne peux rien entreprendre. Enfin, je vois ses paupières cligner, puis se fermer et il s’affale de tout son long. Quelques instants plus tard, je perçois des ronflements. Son sommeil est-il suffisamment lourd pour que je tente une sortie ? Ni une, ni deux, j’empoigne téléphone portable, petite laine, barres chocolatées et bouteille d’eau. Un déplacement côté passager et hop, en silence, ouverture de la portière que je rabats en douceur, et direction les fourrés !

J’avance dans le bois qui s’assombrit de minute en minute. Je marche sans savoir où je pose mes pieds, sur un sol heureusement sec. Même si l’obscurité commence à poindre, je progresse, mais vers quel but ? Mon ventre est crispé. Aller sans se retourner. Les bruits de la forêt, difficile de les apprécier, tout comme les odeurs d’essences végétales dont les vertus sont insuffisantes pour calmer mon anxiété. Un chemin longe mon parcours à ma gauche. Je dois m’en écarter, car il prend sans doute naissance là où les véhicules sont garés. Si mon agresseur se réveille et qu’il le voit, il l’empruntera et en un quart de tour me rattrapera. Un frôlement près de moi ? Vite, accroupie ! J’attends. Mes jambes tremblent et ma respiration est haletante.

Au loin, un hurlement bestial  ! Il a découvert ma disparition. Des coups de klaxon vengeurs fendent le silence du soir tombant ! Au moins, je sais qu’il se trouve plus loin que je ne le craignais. Je continue à avancer en me décalant encore davantage de ce fichu chemin. Et le téléphone ? Toujours pas de réseau. Je n’en peux plus de ces buissons qui me griffent les jambes, de ces branches qui entravent mon parcours. À ce moment, une route apparaît face à moi. Je n’ai pas le choix, j’y vais au pas de course, avec le peu d’énergie qu’il me reste ! Si seulement mes pas me dirigeaient vers un lieu plus rassurant. Un virage, une lumière, la civilisation ! Je discerne la présence d’une ferme. J’espère vivement qu’elle soit habitée.

Au loin, le camion qui redémarre ! Ouf, il a dû se décourager. Je me sens un peu mieux. La ferme se rapproche. J’entends une voix féminine qui appelle son chien. Tout s’arrange. J’entre dans la cour.

« Que faites-vous là ? me dit l’agricultrice, chaussée de bottes en caoutchouc, vêtue d’une longue blouse, les cheveux en bataille.

— Je roulais sur la départementale. Un pneu de ma voiture a crevé. Comme il n’y a pas de réseau téléphonique par ici, j’ai traversé le bois à pied et me voilà chez vous.

— On va voir ça.

Un ronflement de moteur de camion fuse. Ça s’approche de la ferme. J’ai l’impression que le piège se referme sur moi. Je claque des dents.

— C’est mon frère qui rentre. Il va prendre les choses en main. »

Je suis figée de terreur quand le mastodonte pénètre dans la cour. M’échapper en courant ? Aucune chance ! Est-elle de mèche avec lui ?

Je jette un regard vers le camion. Au volant, un jeune homme aux longs cheveux blonds ! Je respire.