Le miroir tourmenté

Le miroir tourmenté

Quand Nathalie rendit visite ce jour-là à son amie Camille, elle la trouva bien triste. Camille lui confia sa difficulté à vivre seule. Elle ne regrettait pas d’avoir rompu avec Loïc, mais la solitude lui pesait.

Nathalie, qui vouait depuis quelques mois une passion au feng shui, s’emballa :

« Tu dis que ton célibat s’éternise. Mais, regarde le mur de ton salon. Il est en retrait. Cette pièce est amputée et selon ton thème astral, ta sphère amoureuse habite cet endroit. Installe un miroir au-dessus de la cheminée. Tu verras, un chemin de rencontre s’ouvrira à toi, car symboliquement le miroir sera comme une extension de cet espace. »

Amusée, mais confiante, Camille se mit en quête de l’objet censé détenir le pouvoir de vaincre sa solitude.

Lorsqu’elle pénétra dans la boutique d’antiquité au charme désuet, son regard croisa celui de Victor, maître des lieux, occupé à suspendre un lustre art déco.

« Puis-je vous être utile ? 

— Je suis à la recherche d’un miroir.

— J’ai quelques belles pièces, placées ici et là dans les différentes parties du magasin. Allez voir, prenez votre temps. Je vous prodiguerai mes conseils avec plaisir ! » lui répondit-il, sourire aux lèvres.

Instantanément, Camille se sentit attirée par un miroir dont le cadre était recouvert d’un lin brodé de lianes sinueuses. Malgré le prix, son choix était fait.

« Celui-ci ne manquera pas de vous réserver quelques surprises. N’hésitez pas à venir me revoir s’il devient trop encombrant. Je sais le maîtriser. » lui lança Victor, moqueur. Camille ne put réprimer un éclat de rire.

Arrivée chez elle, sitôt l’objet acquis, sitôt fut-il accroché. Elle était satisfaite du résultat.

À peine le dos tourné, elle entendit Rex, son berger allemand, aboyer furieusement. Elle approcha de lui. Impuissante, elle fixait les crocs. Il bavait tant il était excité. Elle ne l’avait jamais vu aussi agressif. Qu’avait-il ? Son regard pénétrant était dirigé vers le miroir. Elle réussit non sans mal à l’extraire de la pièce. Le calme revenu, elle émit un ouf de soulagement. Bien sûr, elle avait modifié la décoration, mais rien ne justifiait cet acharnement.

Allait-elle devoir retourner plus vite que prévu chez son antiquaire ?

Le soir même, alors qu’elle lisait, assise sur le canapé du salon, une étrange oppression l’envahit. Elle eut le sentiment tout à coup de ne pas être seule. Une présence impalpable était là. Ça venait du miroir, elle en avait la certitude. Elle sentit ses mains s’engourdir. Cette sensation couvrit son corps entier qui semblait figé, retenu par une énergie inconnue. Elle ne pouvait plus bouger. Pourtant elle aurait souhaité se lever, faire face, pour se convaincre que ce qu’elle vivait n’était qu’illusion. Mais ses muscles ne répondaient plus à sa volonté. Son cou devint la cible de l’être invisible dont elle soupçonnait l’existence. La gorge serrée, elle suffoqua. L’air lui manqua. Une odeur de cendre parvint à ses narines. Elle se concentra sur sa respiration. Après des efforts surhumains, elle finit enfin par prendre le dessus. Un immense soulagement s’empara d’elle. Elle partit se coucher sans se retourner de peur que son corps soit à nouveau capté par cette force menaçante qu’elle préférait ignorer. Elle dormit tant bien que mal. Au petit matin, le chant des oiseaux la réconforta. Comment avait-elle pu la veille se soumettre à l’influence de son chien ?

Rex passerait la journée dans le jardin. Elle ne voulait pas prendre le risque qu’il fracasse quoique ce soit à l’intérieur pendant son absence. Car une visite au magasin d’antiquités s’imposait. Victor ne sembla pas étonné de la voir apparaître. Elle s’exclama :

« Alors ! Vous ne plaisantiez pas !

— Je suis curieux de savoir quelle surprise il vous a réservée.

— Entre mon chien qui ne peut pas le voir et les esprits maléfiques qu’il a fait entrer dans ma maison, il me semble nécessaire que vous me sortiez de cette ornière. »

Lorsqu’ils pénétrèrent ensemble dans le jardin, ils entendirent les aboiements furieux de Rex. Il s’acharnait en direction de la façade donnant sur le salon. Sa colère explosait. Il enchaînait des va-et-vient rageurs. Parvenus à l’intérieur de la maison, près du miroir, ils perçurent un ronronnement anormal. L’objet tremblait au rythme sourd du son provenant du mur. Victor s’écria :

« C’est un feu de cheminée ! »

Les secours arrivèrent rapidement à son appel. L’incendie fut circonscrit sans dommage. Les pompiers partis, Victor s’adressa à Camille :

« Ce miroir a des choses à vous confier. Cette magnifique pièce date des années 20. Il trônait à cette époque dans le bureau d’une maison bourgeoise. Pour un différend d’ordre financier, un individu, après une violente bagarre, des coups, a étranglé son frère. Afin de cacher son crime, il incendia la villa dont il ne resta plus que des cendres et par miracle ce miroir intact. Toujours perturbé par ce qu’il a vécu, ce miroir a besoin d’être rassuré et il tente d’attirer l’attention pour y parvenir.

— Il est vrai que l’attitude de mon chien ne peut guère l’aider ! 

— Je sais que ma présence le rassure. Mais je ne peux pas rester éternellement chez vous. »

Victor s’approcha de Camille, glissa sa main sous le coude de la belle afin de la guider vers le miroir. Camille se sentit chavirer par ce contact qu’elle espérait. L’air interrogateur, elle se tourna vers Victor qui, dans un élan qu’il ne put réfréner, l’enlaça. S’ensuivit un long baiser.

« Sauf si vous m’y autorisez ! » poursuivit-il d’un sourire enjôleur.

Quelques jours plus tard sur son répondeur, Camille prend connaissance du message de Nathalie :

« Hé bien, ma belle, tu ne donnes plus de nouvelles ? »

Sans plus tarder, elle appelle son amie.

« Désolée Nathalie, je n’ai plus une minute à moi. Je suis ingrate. Je te dois tellement. J’ai suivi tes conseils. J’ai trouvé mon miroir. Et avec son propriétaire tenu de rester chez moi pour maîtriser l’objet qui n’en fait qu’à sa tête, nous ne nous quittons plus ! Et effectivement, mon miroir semble tellement serein à présent ! »