Ombres insidieuses

Ombres insidieuses

15 octobre 2020 8 Par Nadine Rudigier Panella

Regardez-le avec son air irréprochable… On lui donnerait le bon Dieu sans confession.
Ce soir, une fois de plus, Mathilde accueille froidement son mari qui rentre du travail. Chaque jour, il grignote une minute de plus. Pas pour lui offrir. Pour l’offrir à son patron, selon ses dires. Elle n’y croit guère. Tout guilleret, il franchit la porte du salon. Il pose ses lèvres encore humides sur les siennes. Que croit-elle y déceler ? Le goût de son infidélité ou le dernier café avalé ?
— J’ai quelque chose à fêter ! Je t’ai réservé la surprise. Ça y est, je la tiens, ma promotion ! Vu tout le travail que j’ai abattu, je n’en suis pas peu fier. Allez, champagne !
Sans attendre la réponse de Mathilde, Kevin fait sauter le bouchon. Complices, ils trinquent à cette heureuse nouvelle. La jeune femme, peu à peu, se détend. L’alcool aidant, la soirée s’annonce sous de bons auspices. Ils s’enlacent tendrement, et même plus, car affinités. Décidément, quel amant ! Pas étonnant qu’elle doive partager ses faveurs avec d’autres. Un être aussi délicat ne peut que remporter tous les suffrages auprès de la gent féminine. Il a tout pour lui. Il est beau, intelligent, sensible. En un éclair, l’admiration qu’elle ressent pour son homme se dissout dans une vague de rancœur. Une pointe d’amertume la transperce. Elle retient les injures qui lui montent à la bouche. Il a déjà dû célébrer l’événement avec une autre. Cela ne fait pas l’ombre d’un doute pour Mathilde. Son cœur est torturé. Elle cache ses larmes dans un coussin qu’elle presse de toutes ses forces contre son visage, pour ne pas crier sa souffrance. Inutile qu’il sache dans quel état son inconstance la rend. Quand elle veut aborder avec lui le sujet de leur relation, il rit, se moque d’elle et de sa jalousie. Un jour, elle parviendra à le confondre. Il ne pourra plus nier.
Il suffit à Mathilde de se remémorer leur rencontre pour se convaincre de ce qu’il est en mesure de déployer lorsqu’il convoite une femme. Bien que marié à l’époque avec Emilie, le pas de l’adultère fut vite franchi. Son excuse : elle était volage et sur le point de le quitter. Il aurait pris les devants. Mathilde n’avait pas été farouche. Elle s’était laissé tenter par l’aventure. Aventure transformée depuis en union officielle.
Le lendemain, Kevin, enthousiaste, informe Mathilde de son désir de fêter sa promotion avec ses collègues. La date est fixée. Mathilde sera évidemment de la partie. Il a réservé pour l’occasion la salle, dédiée à ces moments festifs, de la société où il officie. Il a tout prévu. À l’entrée, le couple accueille les invités. Bernard, le chef d’entreprise s’approche, main tendue, heureux de féliciter son poulain. Les collègues discutent joyeusement. Le brouhaha de l’assistance cesse quand le boss prend la parole :
— Tu vois, Kevin, comme tes collègues t’apprécient. Ils sont tous là !
Il entame un petit speech honorant le professionnalisme de Kevin et son humanisme. Kevin, à son tour, y va de son discours spontané. Il remercie ses équipes qui ont œuvré avec lui avec acharnement. Grâce à l’investissement de tous, les succès se sont accumulés durant l’année. Mathilde observe les expressions admiratives des jolies femmes qui composent sa direction. Elles minaudent. Les hommes ne sont pas en reste, mais elle y attache une moindre importance.
Le buffet est ouvert. Chacun s’avance autour de la desserte couverte de réductions sucrées et salées. Les serveurs se glissent entre les convives et remplissent les verres. Les bulles pétillent. Mathilde se rapproche d’Hélène qu’elle connaît bien pendant que Kevin échange avec les uns et les autres. Il ne faut surtout pas oublier qui que ce soit. Les deux femmes se lancent dans une discussion animée. Friandes d’art pictural, elles confrontent leurs avis sur les expositions en cours. D’autres les rejoignent. Ensemble, elles dessinent un cercle de bien belles créatures, exhalant leurs parfums capiteux.
Mathilde observe autour d’elle. Kevin ne se trouve plus dans la salle. L’estomac contracté, elle se demande où il a pu passer. Elle connaît mal le bâtiment. Pas question de partir à sa recherche. Dans un miroir suspendu au mur principal, se reflète alors le couple formé par son mari et une jeune personne qu’elle n’a jamais rencontrée. Quelle tenue provocante ! La façon dont ils se regardent prend Mathilde aux tripes. Leur connivence éclate. Les joues de Mathilde s’empourprent. Ses mains tremblent. Elle ne parvient plus à se concentrer sur les conversations qui l’environnent. Un brouillard de voix s’entremêlant l’entoure. Elle perd pied puis se ressaisit avec difficulté. Le couple qu’elle surveillait avec insistance a disparu de son champ de vision. Son mal-être redouble. L’image de son homme dans les bras d’une autre l’obsède. Son sourire improvisé se fige.
Un frôlement dans son dos la ramène à la réalité. Kevin pose sa main fermement sur la hanche de son épouse. Quel toupet ! Il ose la toucher ! L’autre n’aurait pas accepté ses avances ? Mathilde joue l’indifférence. Elle ne peut montrer à tous la rage qui s’est emparée d’elle. L’ombre de cette inconnue, qui semblait tellement attirée par lui, la tourmente. Elle aimerait mettre un terme à cette soirée qui s’éternise plus que de raison. Enfin, petit à petit, les invités se retirent. Mathilde et Kevin quittent les lieux en dernier.
Mathilde veut en finir avec cette situation. Elle s’imagine en proie aux moqueries des collaborateurs de son mari. Elle ne peut le supporter. Ils doivent se gausser de son apparente naïveté. Si elle proposait à Kevin un repas à la maison avec ses collègues les plus proches, dont cette intrigante, elle réussirait bien à obtenir des preuves de l’infidélité qu’elle soupçonne.
Rapidement, elle fait part de cette idée de repas à Kevin. Elle ne sait comment lui décrire la principale concernée. Lui suggérer cette invitation sans en avoir l’air s’avère compliqué. Mais, agissant avec subtilité, elle y parvient et découvre que cette personne est depuis peu rattachée au service de son mari, qu’elle possède un curriculum vitae prestigieux, capable de lui ouvrir bien des portes. Probablement du genre prêt à tout pour arriver au sommet. Mathilde comprend que la soirée annoncée tombe à pic pour son mari qui semble ne pas vouloir se séparer de la belle. Certainement pas professionnellement, malgré ses allégations, mais intimement. Elle apprend son prénom : Diane. Évidemment, la Diane chasseresse, lancée à la conquête de son chef de service.
Le jour venu, sous un éclairage feutré, les quatre couples d’invités et cette Diane, arrivée seule, s’installent autour de la table ronde dressée avec raffinement par Mathilde. Le plan de table composé par la maîtresse de maison lui offre toutes les possibilités d’observation des deux protagonistes placés côte à côte, face à elle. Elle ignorera certes ce qui se déroulera sous la nappe, mais son œil acéré ne manquera pas de lui dévoiler la nature de leurs relations.
Les conversations vont bon train. Kevin sait donner le change, parlant à la cantonade, puis à l’un, puis à l’autre. Comme à son habitude, il mène la danse. Il relance les sujets avec brio. Diane semble si bien aux côtés de son mentor. Elle jette des regards appuyés vers Mathilde. Quelles intentions ce comportement cache-t-il ? Sans doute, souhaite-t-elle en connaître davantage sur celle qui partage la vie de son amant ? En tout cas, c’est ce que Mathilde ferait à sa place. Sur des charbons ardents, elle guette avec angoisse le moment de révélation. L’attitude de Diane vis-à-vis d’elle la met mal à l’aise. Les Saint-Jacques poêlées dégustées, Mathilde se lève pour débarrasser les assiettes, dans la bonne humeur ambiante. Les échanges se poursuivent. Elle se dirige vers la cuisine, comme pour s’y réfugier, le temps de recouvrer son sang-froid.
À peine a-t-elle posé la vaisselle sur le plan de travail qu’elle sent une présence derrière elle. Diane l’a suivie, portant une corbeille de pain vide. De quel droit s’insinue-t-elle dans son domaine ? Elle s’imagine déjà chez elle ? Mathilde voit rouge. Elle ne veut pas provoquer un scandale, alors qu’un profond sentiment d’irritation la submerge. Le verre qu’elle saisit lui échappe des mains. Les deux femmes se retrouvent, en silence, accroupies, ramassant les vestiges du cristal répandu sur le sol. La voix de Diane, murmurant à l’oreille de Mathilde, s’élève :
— J’ai vraiment eu raison de venir seule. Je pense que je n’aurais pas supporté le regard que Flavie, mon épouse, aurait posé sur vous. Sans nul doute, vous personnifiez son idéal. Elle vous a prise en photo, à votre insu, un jour où vous visitiez sa galerie d’art et a fait un portrait de vous. Je suis horriblement jalouse. Votre finesse, votre port de tête, votre silhouette, doit en faire chavirer plus d’une. Je comprends que Kevin vous porte aux nues. Excusez-moi de cette confession.
— Je pensais que Kevin avait des vues sur vous ! Et vous sur lui ! Je voulais en avoir le cœur net en organisant ce dîner. Moi aussi, je suis horriblement jalouse. Cela me met dans des états lamentables. Me voilà soulagée pour ce soir. Mais sans doute pas guérie.
— Faites-lui confiance, il le mérite.
Un clin d’œil mutuel et les deux femmes rejoignent la salle à manger, ravies de s’être confiées l’une à l’autre. Mathilde se dirige vers la chaise où Kevin est assis. Elle entoure de ses bras les larges épaules et dépose un baiser dans le cou de son bien-aimé. La soirée peut reprendre sereinement son cours.