Ses jambes de 20 ans sur papier glacé

Ses jambes de 20 ans sur papier glacé

Un brin de nostalgie devant ces photos du temps d’avant. Nostalgie ponctuée aussi d’éclats de rire. Inès en a les larmes aux yeux. Moqueuse, elle s’exclame :
— Tu as vu les vêtements qu’on portait à cette époque ! Les pantalons treillis ! Carrément tendance ! La largeur ! Difficile de faire des ronds de jambe dans cet accoutrement. Il est vrai que ce n’est pas plus facile pour moi à présent.
— On n’était pas toujours habillées comme ça ! Regarde là. Le bronzage en prime qu’on aimait bien montrer.
Et Gladys fait le choix de passer sous silence les photos de leurs vacances à la montagne. Inès, quant à elle, tient à revivre les meilleurs instants de ces vacances-là.
Gladys les avait accompagnés. Les parents d’Inès avaient accédé au souhait de leur fille d’embarquer son amie, étudiante dans la même fac, à la neige. Elles se souviennent du soleil sur la montagne tout de blanc recouverte, du ciel bleu. Magnifiques paysages. Les chalets rustiques ici et là parsemés sur les monts et le village savoyard niché au fond de la vallée.
L’odeur du fromage fondu au petit restaurant où la famille avait ses habitudes leur chatouille encore les narines. Au coin du feu à l’âtre, elles se revoient savourant tous ces mets servis dans cette région. Une ambiance très chaleureuse. On riait de bon cœur. Les soirées dans le gîte loué pour les vacances étaient animées de joutes mémorables. Les jeux de société en vigueur jusque tard dans la nuit.
Cette évocation de ces instants heureux les replonge dans leur passé.
Puis, vint ce matin pas comme les autres. Les chaussures de ski aux pieds, chacun avançait tant bien que mal vers le télésiège. Les crocs en jambe auraient été bien malvenus. Les plaisanteries, en revanche, fusaient de toutes parts, afin que les moins aguerris oublient leurs difficultés à progresser de la sorte sur la neige verglacée, les planches sur l’épaule.
— Alors, les jeunes, vous souhaitiez vous dégourdir les jambes ! Vous êtes servis ! En plus, vous allez pouvoir exhiber vos biceps sur la plage cet été. Hormis les skis, j’ai d’autres charges à vous faire porter en rentrant si ça vous tente : le garage à ranger, un muret à monter. Je ne manque pas d’imagination quand il s’agit de faire plaisir aux bonnes volontés. Là, ce n’est qu’une petite mise en jambe !
Il fallait en vouloir. Mais quel bonheur de dévaler ensuite les pentes dans un environnement féérique. Une descente, puis une deuxième, une troisième, selon le rythme de chacun. Toujours un peu stressée, Inès s’efforçait de rattraper les autres. Elle aimait beaucoup glisser sur les pistes même si ses performances s’avéraient moindres par rapport à celles de son entourage.
— Attendez-moi. Même si j’adore ça, je flanche.
La famille séjournait là depuis le début de la semaine. De jour en jour, Inès voyait sa technique évoluer favorablement. Le lendemain, tout ce petit monde regagnerait ses pénates. Il fallait mettre le paquet jusqu’aux prochaines vacances de neige distantes de près d’une année.
— Vous vous êtes attaqués à quelle piste hier, vous, les champions ?
— La face de Bellevarde, répondirent en cœur ses frères. On ne te la conseille pas. Tu vas en baver !
Inès se sentait particulièrement en forme et motivée. Elle s’aventura sur cette piste noire qu’elle ne connaissait pas. Elle s’aperçut très vite de l’épreuve qu’elle s’apprêtait à affronter. Cependant impossible de reculer. Jamais elle n’avait été confrontée à une déclivité aussi élevée de la pente. La piste semblait ne pas vouloir prendre fin. Après une descente plutôt réussie, elle dut traverser un goulet en dévers entre deux blocs de roche. Elle avait mis la barre très haut sans vraiment avoir conscience des risques qu’elle allait prendre en empruntant cette voie. Ce nouvel obstacle fut franchi de manière satisfaisante. Pourtant Inès avait les jambes en coton. Enfin, le circuit devint plus accessible. Elle pouvait envisager un rythme plus serein. C’est alors que suite à une malencontreuse faute de carre, elle ne maîtrisa plus rien. Le skieur qui la suivait n’avait pas pu l’éviter. Quand elle le vit foncer sur elle, le casque bien campé sur son crâne, elle eut juste le temps de se sentir projetée à plusieurs mètres en contrebas. Le choc fut d’une violence inouïe. Le contact de leurs deux corps fut tel que leurs équipements ne résistèrent guère à l’assaut. Un bruit sec, implacable, traversa les tympans d’Inès. Tout chavira autour d’elle. Elle perdit connaissance.
Elle reprit ses esprits en entendant le vrombissement de la sirène de l’ambulance qui la transportait vers l’hôpital le plus proche. Le jeune homme qui l’avait percutée était indemne. Il avait appelé les secours. Ils étaient intervenus rapidement. Heureusement qu’au moment de l’accident Inès ne se trouvait plus très loin de la station. Tout s’était enchaîné assez vite. Grâce aux indices qu’elle portait sur elle, ses parents avaient été avertis aussitôt et la rejoindraient sans délai.
Inès avait subi une première opération. Quand elle se réveilla de l’anesthésie, le sourire bienveillant d’une infirmière l’accueillit. L’impression de ne plus ressentir son corps jaillit d’emblée. Elle ne tarda pas à recevoir la visite du chirurgien qui était intervenu pour réparer comme il avait pu ses membres. Son ton était grave.
— Vous êtes hors de danger, mais d’autres actes similaires ne sont pas exclus. La kiné vous aidera à effectuer certains mouvements qui seront importants dans votre nouvelle vie. Mais elle ne fera pas tout. Rien ne sera plus comme avant pour vous. Mais vous vous en sortez bien tout de même.
Le monde d’Inès commença à chambouler. Même si elle ne saisissait pas tout ce qu’il lui disait, elle comprit que sa situation future risquait fort d’être compliquée. Elle aurait voulu prendre ses jambes à son cou pour se soustraire aux explications qu’elle refusait d’entendre.
L’arrivée de ses parents la délivra de cette litanie. Les visages fermés n’étaient pas pour la rassurer. Ils s’efforçaient de lui sourire, mais le cœur n’y était pas. Hors de danger, bien sûr, mais ses muscles ne répondaient plus totalement à ses injonctions. Elle allait être rapatriée vers un centre spécialisé proche de chez elle. Des séances de rééducation qu’elle ne devrait surtout pas prendre par dessus la jambe l’aideraient vers plus d’autonomie.
Durant les longues semaines d’hospitalisation, le moral d’Inès passa par toutes les phases. Un travail de deuil s’amorça, le deuil d’une vie d’insouciance avec des tracas du quotidien tellement secondaires qu’ils n’auraient même pas dû exister.
Régulièrement, ses parents lui déposaient des lettres provenant du responsable de son état de santé dégradé.
— Tiens, il t’a encore écrit. Tu devrais peut-être prendre connaissance de ce qu’il te dit. Il donne sans doute des précisions sur les circonstances.
Elle refusait catégoriquement de lire ces lettres. Que pouvait-il lui dire ? Ses regrets, sa pitié ? Surtout qu’une action en justice se mettait en place à son encontre. Sur la piste, elle l’avait remarqué avant l’accident. Il semblait parfaitement maîtriser ses descentes. Il se devait de tout tenter pour éviter le choc. La colère d’Inès ne faiblissait pas. Sans doute trop sûr de lui. Ce genre d’individu imbu de sa personne. Alors, qu’il la laisse tranquille. Le mal était fait. La justice trancherait.
Comment réagir autrement lorsqu’elle considérait son image ? Dorénavant largement dépendante de son entourage, elle n’acceptait pas son sort. Voir les autres de son âge libres de leurs mouvements la déprimait au plus haut point. Elle pleurait souvent à l’abri des regards pour éviter de contrarier davantage ses proches.
Revenue chez ses parents et grâce à l’appui constant de Gladys, Inès parvint enfin à reprendre ses études par correspondance. Elle s’y jeta à corps perdu, il fallait rattraper le retard accumulé. Suivant le même cursus, elles avancèrent à une allure identique, son amie ralentissant le pas lorsqu’elle la sentait en difficulté. Les résultats ne se firent pas attendre. Elles obtinrent ensemble leur diplôme.
— Allo maman ! C’est bon pour nous deux. On l’a, notre master. Si tu savais comme je suis soulagée.
— Bravo les filles ! Vous avez tellement bossé. Vous êtes récompensées.
Le monde professionnel annonçait de nouvelles contrariétés à surmonter. Quel chef d’entreprise s’embêterait la vie à lui confier un emploi ? Par chance, le télétravail était monnaie courante dans son champ d’activité. Opiniâtre comme jamais, elle parvint à obtenir le poste convoité dans une maison d’édition renommée. Le cours de son existence reprit petit à petit, mais au ralenti. Elle commença à se sentir à l’étroit sous le toit parental. Se trouver constamment dans les jambes de papa-maman ne fut plus à son goût. Elle avait besoin de retrouver un peu d’indépendance, son état de santé s’étant stabilisé.
— Ne t’inquiète pas Maman, j’y arriverai. Si j’ai le moindre souci, je sais que je peux compter sur toi, sur Papa, sur mes frères et Gladys n’est pas loin. Elle m’a toujours été fidèle.
— Je te fais confiance, ma fille.
Elle loua un appartement dans lequel elle prit vite ses marques. Comme s’il avait été conçu pour elle. Gladys lui rendait visite de plus en plus souvent. Leur amitié était réelle.
Le jour du jugement s’annonça. De peur d’affronter le visage de celui qu’elle haïssait sans le connaître, elle se fit représenter par Gladys qui le lui avait proposé.
— Si tu ne te sens pas en mesure d’assister au procès, à ta place, je ne me forcerais pas. Tu as enduré assez d’épreuves depuis cet accident. Je peux y aller pour toi si tu veux. Je te rapporterai tout ce qui aura été dit. Ton avocat aussi d’ailleurs. Je pense qu’il est à la hauteur.
Inès ne souhaitait pas non plus la participation de ses parents aux séances au tribunal. Eux également avaient été durement affectés.
L’avocat qui la défendait avait été très percutant. Le jeune homme risquait gros. Pourtant il se sentait tellement coupable de ce qui était arrivé que Gladys n’avait qu’une envie : en savoir davantage. Elle lui donna rendez-vous. Il se confia à elle. Il semblait vraiment sincère. Aussi, Gladys se promit de ne pas le trahir.
Quand le verdict tomba, Inès et sa famille crurent à un mauvais rêve. La culpabilité du jeune homme n’était pas reconnue. Sans doute bénéficiait-il d’une défense largement rétribuée. Inès qui comptait tant sur cette revanche connut une période de doutes. Penser à son avenir la contrariait terriblement.
— C’est dégoûtant ! Il n’y a pas de justice ! Il fallait qu’il paie jusqu’à la fin de ses jours.
Il lui sembla en outre que Gladys ne lui avait pas rapporté tout ce qu’elle avait appris lors du procès. Elle lui paraissait plus distante sur ce sujet. Elle ne répondait pas directement aux questions qu’Inès lui posait sur la tenue des débats. Ne souhaitant plus entendre parler de ce procès, Inès ne fit même pas appel. Les choses en resteraient là. Elle continuerait à se battre uniquement entourée de ses proches. Le train-train se poursuivit entre son travail, ses sorties avec Gladys et les amis et amies qu’elle lui présentait. Elle avait du mal à reprendre une vie sociale plus enrichissante sans les initiatives de Gladys en sa faveur. Elle tournait en rond.
— Comme vous êtes beaux tous les deux sur les photos de votre mariage ! Et là, lorsqu’il te porte pour franchir le seuil de votre appartement, à l’ancienne !
Inès revient à la réalité pour mieux replonger dans ses souvenirs. Un jour, son amie fit entrer dans leur bande, un nouveau copain, Thomas. Gladys avait longuement hésité avant de lui permettre d’intégrer ce clan qui gravitait autour des deux jeunes filles. C’était à double tranchant. Il avait pourtant beaucoup insisté. Dès la première rencontre, Inès s’était montrée indifférente à son égard. Elle ne s’autorisait aucune distraction comme si elle avait décidé de ne plus mériter le droit au bonheur. Il se révélait cependant bien agréable autant physiquement que dans son comportement. Mais non, elle préférait l’ignorer.
De son côté, il n’osait pas la brusquer. Il devait la jouer finement s’il voulait la conquérir. Constatant que seul son travail lui apportait des satisfactions, Thomas se découvrit une passion nouvelle pour le domaine professionnel de la jeune fille. Cela lui était relativement accessible en raison du métier qu’elle exerçait. Elle passait ses journées à la relecture de romans sur le point d’être publiés. Lui, en lecteur assidu, n’eut pas trop de difficultés à engager des discussions sur les ouvrages qu’il dévorait à ses heures perdues. De fil en aiguille, Inès se laissa apprivoiser tout en ayant du mal à comprendre que l’on s’intéresse encore à elle.
Un soir où leurs échanges s’étaient prolongés, ils se retrouvèrent en tête-à-tête. Les copains, fatigués, étaient rentrés chez eux. Thomas choisit ce moment pour déclarer son amour à Inès.
— Dès l’instant où je t’ai vue, je n’ai eu qu’un désir, te retenir.
— Je regrette, mais je préfère que nous restions amis.
— Pourquoi ?
— Je ne veux être un poids pour personne.
— Tu te trompes.
Thomas n’insista pas davantage. Il décida de laisser du temps au temps. Le destin ne lui donna pas l’occasion de revenir à la charge. Un matin, il reçut un message vocal d’Inès en furie, sur son portable. Elle exprimait son regret d’avoir été manipulée. Elle ne voulait pas de sa pitié. La colère l’habitait encore profondément.
Lors de leur rencontre, il est vrai qu’elle s’était dit que décidément, les jeunes hommes prénommés Thomas avaient tendance à influer fortement sur le cours de sa vie. Mais de là à penser que le Thomas à l’origine de son état physique catastrophique était la même personne que celui qui lui faisait dorénavant la cour ! En rangeant un secrétaire, elle était retombée sur les lettres de celui qu’elle considérait comme son assaillant. Là, le pot aux roses lui explosa en pleine figure. Effectivement, homonymie totale. Prénom et nom également. Bien sûr, un nom commun : Legrand. Cela lui avait échappé jusqu’à cette découverte. À ce moment-là seulement, elle avait réalisé l’impensable.
Sa hargne s’exprimait aussi vis-à-vis de Gladys. Comment son amie avait-elle pu manigancer un tel stratagème ? Elle ne tarda pas à lui faire part de sa profonde déception.
— Tu n’avais pas le droit de t’ingérer comme ça dans ma vie.
— Inès, lis ses lettres. Il t’explique certainement à quel point il avait envie en te suivant sur la piste de ski de te rencontrer. Il n’avait que ça en tête. C’est pour cela qu’il n’a pas eu les bons réflexes. Il m’a raconté tout au moment du procès. Évidemment, votre rencontre a mal tourné.
— Mal tourné ! C’est le moins qu’on puisse dire.
Cette discussion ne s’éternisa pas. Inès reprit son calme. Elle se laissa un peu de temps pour réfléchir. Puis elle décida de prendre connaissance des lettres de Thomas. Tous les ressentiments qu’elle avait à son égard tombèrent.
20 ans déjà qu’ils filaient le parfait amour, que Thomas l’accompagnait dans ses gestes du quotidien, qu’il maniait le fauteuil roulant d’Inès presque mieux qu’elle-même.