Une déchirure trop profonde

Une déchirure trop profonde

En ce soir de novembre, une tempête s’abattit sur la région. On dénombra des dégâts matériels importants, mais pas uniquement. Le journal du lendemain titra à la une : Un arbre tombe sur une passante dans la commune de Vaunicourt. À la lecture de l’article, on apprenait le décès de cette personne malgré l’intervention rapide des secours.

Sous le choc, toute la population de la bourgade pleura son départ. Perdre une figure aussi estimée endeuillait ce territoire rural. La disparition de Denise, ancienne propriétaire du seul café du coin, plongeait dans la peine toutes ses connaissances. Chacun retenait la nature joviale de cette jeune retraitée. Au temps où elle tenait son bar, on entendait souvent :

— Alors, les gars, on s’en jette un p’tit dernier chez Denise ?

— Ma femme va m’attendre. Tant pis, si elle s’impatiente, elle saura bien où me retrouver. Et Denise bavardera avec plaisir avec elle si elle me rejoint.

Le désarroi se lisait sur tous les visages. La tristesse de cet événement supplantait la déception ressentie lors de la mise en vente de son établissement, quelques mois auparavant. Finie la bonne humeur qu’elle distillait depuis des décennies derrière son comptoir, bonne humeur qui se propageait dans la campagne alentour. Depuis la cession de son affaire, des mines affligées se croisaient dans les rues et sur les chemins. Denise elle-même, quand elle daignait sortir de chez elle, donnait aux autres l’image d’une femme assaillie de regrets. Sa décision de transmettre ce bistrot de famille l’empoisonnait, sans aucun doute.

Sidérés par la nouvelle de sa mort, les habitants de Vaunicourt pestaient. Un fait divers comme celui-là dans leur commune d’Ariège ! Ils refusaient d’y croire. Comme dans bien des départements français, les rafales s’y succédaient régulièrement ces dernières années, mais jusqu’à ce jour, sans conséquence dramatique.

Le tilleul, qui trônait insolemment jusqu’à présent, reposait dorénavant à terre dans le petit parc municipal. Souvent, les gens d’ici s’émerveillaient de la chance qu’ils avaient de pouvoir jouir d’un espace vert aussi beau et aussi bien entretenu par les membres du club du troisième âge. Ce jardin public appartenait à la commune depuis près d’un siècle, suite au legs transmis par une vieille famille originaire du lieu. Il faisait la fierté des Vaunicourtois. Quant à cet arbre, il dépassait tous les autres. Son futur enlèvement ne manquerait pas de rendre la population plus morose encore. Les promeneurs ne franchiraient plus avec autant d’enthousiasme cet endroit où ils avaient coutume de venir se ressourcer et où des bancs invitaient au repos, dans la bonne odeur du terroir.

Chacun se demandait les raisons pour lesquelles Denise déambulait dans ces traverses un soir de tempête. Ils parvinrent tous à la même conclusion : Teddy, le chien fugueur de Denise, aurait une nouvelle fois enfreint les règles qu’elle tentait de lui inculquer. Partie à sa recherche, elle n’aurait pas tardé à être cernée par les bourrasques qui sévissaient. Elle n’aurait pas réussi à éviter la chute de cet arbre, abri naturel bienvenu au premier abord. À l’arrivée des pompiers, l’animal hurlait à la mort devant le corps inanimé de sa maîtresse. Ses aboiements avaient donné l’alerte et permis l’arrivée rapide du fourgon rouge. L’émoi des habitants était à son comble depuis cet accident.

Du côté de la mairie, Alexandre, le premier édile, partageait la peine de ses administrés. Bien que natif d’une région distante de près de mille kilomètres, son attachement à la commune qu’il dirigeait grandissait de jour en jour. Il consacrait un temps non négligeable à son mandat électoral et exerçait par ailleurs la profession d’informaticien à son domicile. Il logeait avec sa compagne, artiste peintre, dans une bergerie rénovée sommairement par leurs soins, antérieurement propriété des aïeux de Sandrine. Ce couple respirait le bonheur. Alexandre et Sandrine avançaient à l’unisson.

Le drame qui venait de se dérouler ici perturbait les esprits. À quelques mois des futures échéances municipales, une liste d’opposition se constitua. Le décès de Denise devenait une aubaine pour Xavier, l’ambitieuse tête de liste. Il fallait gagner du terrain. Convaincre le plus de monde possible de la responsabilité du maire dans cette affaire fut son credo. La médisance commença à sourdre dans les foyers. Alexandre perdit peu à peu la confiance de ses concitoyens qui détournaient le regard à son approche. Il comprit que quelque chose se tramait contre lui.

Un matin, arrivant près de la mairie, le gigantesque tag peint sur la façade de l’édifice : « que justice soit faite, honte au coupable ! » lui sauta aux yeux. Instantanément, il réalisa la gravité des faits qu’on semblait lui reprocher. Il ne tolérait pas cette manœuvre de déstabilisation. Il ressentit le besoin d’un soutien immédiat. Il appela Sandrine. La nécessité de partager cette énormité l’assaillait.

— Sandrine, viens me rejoindre à la mairie. Une tuile ! Je ne pourrai pas m’en sortir seul.

Sandrine accourut. À la vision de l’inscription menaçante, une larme coula sur sa joue. La mise en cause de l’intégrité d’Alexandre l’anéantissait. Elle qui savait, oh combien, son compagnon attachait une importance capitale à l’exercice de sa mission, comprenait la colère qu’il éprouvait face à cette accusation.

— C’est scandaleux. Comment s’autorisent-ils à t’incriminer de la sorte ?

Furieux, les joues empourprées, incapable d’émettre le moindre son, il se réfugia dans les bras de Sandrine. Ils se réconfortèrent mutuellement. Apaiser sa souffrance grâce à la douceur de l’autre.

Arrivés à Vaunicourt près d’une dizaine d’années auparavant, leur intégration dans cette campagne reculée forçait l’admiration des plus réticents. Sandrine se rappela l’engagement d’Alexandre pour le bien-être d’autrui, qu’il manifesta rapidement. Élu haut la main au premier tour, il travailla sans relâche à l’attractivité de sa commune. La création d’un lotissement permit l’ouverture d’une classe supplémentaire. La construction de logements connectés pour les seniors offrait la possibilité aux vieux du village de rester là où ils avaient toujours vécu. La rénovation d’anciens bâtiments, tels que le lavoir, le pigeonnier, transforma ce coin isolé en une étape incontournable pour les randonneurs friands de belles architectures du passé. Des caniveaux pavés enjolivaient à présent les ruelles pour le plaisir des promeneurs. Du fait de son métier, développer l’usage des nouvelles technologies dans la ruralité représentait un projet cher à son cœur. Un accès fiable à internet dans tous les foyers vit le jour. Le bilan positif de son action ne pouvait être nié. Pourtant, l’accueil de jeunes migrants incarna un tour de force majeur. À cause de ce dossier, les grincements de dents retentirent longtemps.

Ils restèrent dans les bras l’un de l’autre un bon moment. Envahi par un pessimisme inhabituel chez lui, Alexandre n’arrivait pas à cacher son écœurement. De jour en jour, son moral baissa encore davantage. Son regard sombre inquiétait Sandrine. À son impossibilité d’accepter l’accident fatal d’une administrée, s’ajoutait l’attitude de plus en plus méfiante qu’il pressentait autour de lui. Ceux qui venaient le voir lui posaient des questions avec un air soupçonneux qu’il n’aimait pas.

— Vous êtes sûr de ce que vous avancez ? lui disait-on lorsqu’il expliquait la procédure à mettre en œuvre pour satisfaire la demande soumise.

Quelque temps après, Alexandre découvrit dans la boîte aux lettres de la maison communale, un courrier émanant du tribunal administratif. L’expéditeur exigeait la communication d’un mémoire en réponse, à propos de ce terrible accident. Xavier, le rival d’Alexandre, avait saisi cette juridiction sur le fondement de la responsabilité pour faute de l’administration. Le jeune maire sentit le courage l’abandonner. Il était effondré. Une telle calomnie le mettait hors de lui. Il réunit le conseil municipal. Il eut confirmation que son équipe le soutenait toujours. Ensemble, ils avaient œuvré dans le même sens. Ils resteraient soudés. Malheureusement, sa position de victime d’une injustice ne passait pas, pour cet être si entier. Quelle pression ! Malgré son abattement, il s’attaqua à l’écriture du document demandé en apportant toutes les preuves de son honnêteté. Il devait rétorquer. Son moral oscillait entre haut et bas. Il n’ignorait pas sa fragilité du moment. Aidé de sa secrétaire, une personne d’âge mûr, rigoureuse également, ils rassemblèrent les pièces utiles à sa défense. Ainsi, ils attestèrent sans difficulté les contrôles effectués sur la robustesse des arbres de la collectivité. En revanche, sans doute aurait-il dû informer la population de l’interdiction d’accéder au parc en raison des aléas climatiques. Pourtant, sur ce point, aucun reproche de la part de ses détracteurs.

Une autre fois, il trouva, glissée sous la porte de son garage, une lettre anonyme. L’auteur de cette missive y exprimait des menaces très précises : il ne faudrait pas qu’il s’étonne si sa femme disparaissait du jour au lendemain. La manipulation dans toute son horreur. Des sous-entendus destinés à l’isoler jusqu’au cœur de son couple. Que signifiaient ces mots ? Allait-elle le quitter ? Ses jours seraient-ils mis en danger ? Il se sentit totalement seul et déstabilisé. Il rentra dans la maison décidé à éclaircir ces allégations. Il s’adressa avec agressivité à Sandrine, lui tendant le courrier découvert :

— Peux-tu me dire ce que cela signifie ?

— Je ne vois pas. Ils projettent d’attenter à ma vie ?

— Je crois plutôt que tu veux me quitter !

— Vraiment, cette affaire te tourne la tête. Je n’ai aucunement l’intention de t’abandonner. Je tiens trop à toi. Ai confiance en moi. Il faut porter plainte. Les corbeaux, ça s’élimine.

Rassuré par les paroles de Sandrine, Alexandre reprit ses activités. Mais la quiétude lui faisait défaut. Il aurait du mal à se remettre de cette épreuve. S’il s’en remettait un jour…

Une nouvelle contrariété l’attendait encore. Une nuit, le local où les jeunes se réunissaient avec les migrants accueillis, en vue de les aider à perfectionner leur apprentissage de la langue française, fut la proie de flammes qui brûlèrent tout, en un instant. On s’acharnait véritablement. Il savait qu’apporter son soutien aux étrangers ne faisait pas l’unanimité, mais de là à devoir subir une telle vengeance. Tout cela était vraiment malsain. Quand toutes ces intimidations cesseraient-elles ? Il ne pouvait en supporter davantage. Sandrine, quant à elle, prit à bras le corps leur destin. Il était de leur survie de réagir.

Le jour de ses quarante ans, après un long après-midi passé à la mairie, Alexandre reprit le chemin de la bergerie. Il s’étonna de l’obscurité qui régnait chez lui. Les volets pourtant ouverts ne laissaient entrevoir aucune lumière. Elle n’allait pas lui faire ça le jour de son anniversaire ! L’inquiétude s’amplifia à mesure qu’il approchait de la maison. Sandrine n’avait tout de même pas décidé de le quitter aujourd’hui ! Nerveux, il pénétra à l’intérieur. Aucun bruit. Aucune trace d’existence. Quand, tout-à-coup, des ombres surgirent du fond du vaste salon, un immense gâteau orné de bougies en main. Sandrine avait voulu rassembler les plus fidèles de leurs connaissances pour fêter dignement cet événement. Leur présence confirma l’appui inconditionnel d’une partie de la population qu’ils représentaient. Alexandre manifesta un tel soulagement que tout au long de la soirée, il réussit à apprécier l’ambiance animée instaurée par ses amis et se régala des mets confectionnés par Sandrine.

Ce bien-être ne dura pas davantage. Alexandre ne parvenait pas à retrouver sa joie de vivre. Le village, déjà peu enclin à la gaîté depuis ces derniers mois, restait marqué par le décès de Denise. L’hiver s’écoulait avec ses courtes journées, son manque de soleil. Plus rien ne serait jamais comme avant.

Un matin, les volets de la bergerie restèrent clos. Le Maire, contrairement à son habitude, n’alla pas à la mairie. L’emplacement de sa voiture, généralement garée dans son jardin, demeura désert. Le téléphone de son domicile sonnait dans le vide.

La veille, on l’avait aperçu faisant le tour du village à pied avec Sandrine. Leur décision était prise : ils quitteraient sans crier gare cette bourgade qu’ils avaient aimée, mais qui ne leur rendait pas leur amour. Seuls leurs plus proches amis seraient dans la confidence. Ils partiraient vivre une autre vie ailleurs, consternés par l’injustice dont ils avaient été victimes.

Dans Vaunicourt, les commères racontèrent qu’on avait vu le maire longer, ce soir-là, le mur du cimetière. On l’aperçut s’enfonçant dans la pénombre et il disparut pour toujours.